Le fondateur de l’école, Charles François Jomini, mettait un point d’honneur à ce que tous les élèves de son établissement reçoivent un petit cadeau le jour de leur anniversaire. Contrecoup de la guerre de 1914, les temps étaient durs à cette époque et l’argent était mis sur d’autres priorités. Cette année-là, beaucoup de parents peinaient à payer l’écolage. Le directeur était accablé, il ne parvenait pas à tenir la promesse qu’il s’était faite et ne pouvait s’y résoudre.
Une nuit où il se retournait dans son lit à force de laisser ses idées tourbillonner dans sa tête, il se souvint d’une phrase de son grand-père jardinier. Il lui avait parlé d’un jour où, creusant la terre pour y planter ses légumes, il était tombé sur un genre de talisman. Intrigué, il l’avait présenté à un ermite vivant sur les hauteurs de Payerne. Celui-ci lui révèla que cet objet avait appartenu naguère à Messire Mestral, l’un des anciens propriétaires du site d’En Guillermaux, connu pour avoir les poches emplies de noisettes qu’il offrait généreusement aux enfants croisant sa route. Selon la légende, il suffirait de trouver sa « paire » et de l’ajuster pour voir ses vúux exaucés.
Monsieur Jomini bondit de son lit, tout droit vers le tiroir inférieur d’une vieille commode. Il l’ouvrit, en fouilla le fond d’une main tremblante et en dégagea une pièce ovale. Son imagination galopante le fit s’habiller en toute hâte, chausser ses vieilles bottes et sortir dans le matin pointant.
Il se rendit à quelques pas de là, dans le jardin de son grand-père. Il saisit une vieille pioche, en dépoussiéra le manche et entreprit de retourner la terre. Douze coups sonnaient au clocher du village. Il ne les entendit pas, et continua jusqu’à la nuit tombée. Il creusa ici, il creusa là-bas... ses mains cloquées le faisaient souffrir. Mais il tenait absolument à retrouver l’autre moitié, le pendant, l’âme súur du fameux talisman. Lorsqu’il n’eut plus que la lune pour seul éclairage, il s’arrêta, exténué et dépité. Il devait se rendre à l’évidence. Si son grand-père ne l’avait pas trouvé, il ne le découvrirait pas non plus.
Anéanti, il s’assit sur une pierre. Appuyé sur la pioche de son grand-père, il sortit l’amulette de sa poche. La lumière de la lune éclairait la scène. Les contours ovales du sommet de l’outil scintillaient et l’objet dans sa main semblait luire en réponse. Cela lui disait quelque chose, mais quoi ? Son regard se porta machinalement sur le talisman. Son visage s’éclaira et sa main porta la pièce vers la pioche. Elles s’imbriquèrent avec une facilité étonnante. Il venait de réunir la paire.
A peine remis de ses émotions, il remarqua un mouvement dans les feuillages. Une nuée d’oiseaux passa juste au dessus de sa tête suivi d’un bruit de sabot délicat.
– Qui me cherche ? Dit une petite voix.
C’était celle de Gwendaiwë, l’Elfe aux cents oiseaux, surnommée ainsi car une multitude de frêles volatiles l’accompagnaient partout o˘ elle allait. Le petit être descendit de sa monture et s’approcha de l’homme.
– Vous avez trouvé la Clef, lui dit-elle. Alors vous méritez de recevoir notre aide. Que puis-je pour vous ?
Avant que l’instituteur n’ait le temps d’ouvrir la bouche, l’elfe ajouta :
– Votre visage ne m’est pas inconnu, la dernière personne à avoir fait appel à nous vous ressemblait un peu. Nous lui avons apporté de quoi subsister à lui et sa famille lors de la Grande Disette.
L’homme ayant repris ses esprits osa un début de dialogue :
– Plusieurs élèves vont avoir leur anniversaire et je ne sais comment, ni avec quoi les fêter.
Je me suis souvenu des paroles de mon grand-père, et je vous ai cherchée.
– Nous allons vous aider de la même manière que nous avons soutenu votre aïeul, si cela vous convient, termina l’elfe.
***
Il y a fort longtemps, les écureuils vivaient aux pieds des arbres. A l’époque, la belle cité de Payerne, plus particulièrement le lieu-dit d’En Guillermaux, abritait un grand nombre de ces rongeurs. Malheureusement pour eux, leurs réserves étaient régulièrement pillées par nombre d’animaux de toutes sortes, à tel point que ces petits êtres roux commençaient à dépérir.
Un jour, passant par là, une elfe s’enquit de la situation auprès d’un écureuil. Fort attristée de leur sort, elle s’en alla demander de l’aide à son peuple. Elle revint quelques jours plus tard, accompagnée de nombreux congénères. Gwendaiwë leur avait tout expliqué et ils avaient décidé d’un commun accord de venir leur apporter leur connaissance en matière de construction. Ils se mirent donc au travail et construisirent des abris dans les arbres, utilisant les matériaux trouvés sur place. Dès lors, les écureuils vivent en hauteur à l’abri du pillage.
Pour les remercier, les écureuils d’En Guillermaux firent la promesse d’offrir toutes les noisettes, les baies et autres fruits dont les elfes pourraient avoir besoin à l’avenir. Depuis ce jour, à chaque demande, les écureuils répondent présents.
***
Monsieur Jomini n’eut plus aucun mal à gâter ses élèves. A chaque anniversaire, le professeur passait commande aux écureuils par l’intermédiaire de l’elfe et ceux-ci s’empressaient joyeusement de remplir des paniers entiers de baies et de noix en tout genre. Outre l’enseignement irréprochable à En Guillermaux, toutes ces attentions émouvaient les parents qui, se donnant le mot, amenaient toujours plus d’enfants à l’institut. Celui-ci devint vite trop petit et il fallut l’agrandir.
Tous ces travaux de construction intéressaient Gwendaiwë. En fin de journée, lorsque les ouvriers quittaient le chantier, elle cachait ses bruyants petits amis dans un grand nid qu’elle leur avait confectionné et allait seule admirer le travail des hommes. Une nuit, elle veilla plus que de raison, s’intéressant au ciselage d’une porte et, surprise par une fatigue inattendue, décida de se reposer un instant dans une sorte d’alcôve.
Au matin, les travailleurs condamnèrent le soubassement sans s’apercevoir que Gwendaiwë venait de s’y faire enfermer. Et pour cause, les elfes sont d’ordinaire invisibles au commun des mortels.
Son cheval erra plusieurs jours dans les parages puis s’en alla.
Les cents oiseaux restèrent un peu plus longtemps, mais las d’attendre finirent aussi par quitter leur nid. L’instituteur eut beau imbriquer le talisman sur la pioche, rien n’y fit. Gwendaiwë ne répondait plus. Les affaires allant bon train, et les élèves affluant, M. Jomini avait désormais de l’argent pour acheter des cadeaux et se fit une raison à l’absence du petit être. Le bruit du pas feutré de son cheval lui manqua quelque temps, puis il oublia. Il pouvait assumer sa promesse maintenant. L’elfe avait fait son travail et s’en était allée.
Les années passèrent, les décennies aussi. L’institut s’agrandit encore à plusieurs reprises. Les directeurs se succédèrent et enfin la demeure accueillit les élèves de la Fondation Verdeil.
***
La fin 2018 marqua aussi la fin d’une époque.
Les élèves de la fondation eurent besoin de plus d’espace et de locaux mieux adaptés. Pour construire un nouveau bâtiment, il fut décidé de démolir la vieille bâtisse. Les bulldozers arrivèrent, les hommes se mirent à l’ouvrage. Tandis que les murs tombaient l’un après l’autre, les soubassements commençaient eux-mêmes à trembler.
Au dernier coup d’une pelleteuse, il sonna dix-sept heures. Les ouvriers rentrèrent chez eux. Un dernier rayon de soleil rougeoyant s’infiltra par une fissure dans les soubassements et aveugla un curieux petit personnage. On venait de réveiller Gwendaiwë, endormie depuis des lustres. Quand la lumière blanche et tamisée d’une lune d’octobre fit place à l’orange d’un soleil en transhumance, les yeux plissés de l’elfe s’ouvrirent en grand sur ce possible passage vers la liberté. Après quelques efforts, elle put se dégager de sa prison. Ses premières pensées furent pour son cheval.
Elle porta une flûte à ses lèvres et entama une douce mélodie, attendit un peu. Elle n’avait aucune idée du temps écoulé, enfermée dans cette alcôve.
Pour les Elfes, le temps n’est pas vraiment essentiel. C’est un concept humain. Ils ont d’ailleurs réussi à l’imposer à leur environnement et à cette planète dans sa globalité. Lorsqu’un elfe étudie, l’important n’est pas le temps passé à comprendre mais bien plus de tirer parti de cet enseignement. Le résultat se résume en quelques mots : être capable de le faire. Les hommes devraient s’en inspirer. ª
En un instant les branches environnantes s’alourdirent de dizaines de troglodytes piaillant à tue-tête. Un bruissement se fit entendre dans les bosquets bordant le parc d’En Guillermaux. L’elfe reconnut le pas léger de son cheval. Après une caresse sur le museau en guise de retrouvailles, Gwendaiwë enfourcha sa monture et tous deux suivis des cents oiseaux, galopèrent vers d’autres contrées, laissant derrière eux non seulement de merveilleux souvenirs dans les arbres, mais surtout leur façon d’appréhender le temps, convaincus qu’en ces lieux d’autres êtres étaient désormais aptes à perpétuer leur legs.
***
Vous qui avez lu ces lignes, promenez-vous dans ce parc et, faisant fi du temps, regardez autour de vous, levez les yeux, sondez les buissons et les branches basses, mais surtout arrêtez-vous un instant et ressentez à quel point le peuple de Gwendaiwë imprègne encore cet endroit. Percevez comme le temps n’a pas d’emprise ici, et comme le travail de quelques personnes de bonne volonté aident les nouveaux elfes d’En Guillermaux à trouver leur place en ce monde.
Les gestes se passent, les histoires se racontent. Mais quelquefois, les images restent et se figent. Et parfois même le temps des elfes se mélange à celui des hommes... pour qui sait ouvrir ses yeux un peu et son cour beaucoup.
DLP
@ tous droits réservés Sara.H & DeLaPerouze 2019 - 2020